Voici la nouvelle revue de lectures de bandes dessinées, lues au cours de ce mois d’avril 2025. Elle vous permettra peut-être de découvrir de nouvelles, comme d’anciennes, publications.

DSTLRY est ce nouvel éditeur apparu aux USA en 2023. Cette toute jeune maison d’édition mise sur trois éléments notables : son indépendance, le respect du creator-owned (les auteurs restent propriétaires de leurs œuvres, à la différence de ceux qui travaillent pour Marvel ou DC) et la qualité de ses publications. En effet, DSTLRY se distingue au premie abord par le format de ses comics et surtout par sa pagination augmentée. Le format d’un comics est traditionnellement celui du floppy book, c’est-à-dire un fascicule souple de 24 planches (soit une trentaine de pages en ajoutant les encarts de publicité), aux dimensions de 17x26cm. En revanche, DSTLRY opte pour un format proche de celui de la BD franco-belge (24x32cm), avec un papier de meilleure qualité et surtout avec une pagination de 50 à 60 planches par numéro (et une couverture légèrement cartonnée). Le prix d’achat est certes plus élevée, mais le rapport/qualité prix est au rendez-vous. En dehors de ces considérations de façonnage, DSTLRY a réussi à attirer de nombreux auteurs et quelques beaux projets : James Tynion IV et Christian Ward sur Spectregraph, Jock sur Gone, Becky Cloonan et Tula Lotay avec Somna, James Tynion IV encore et Elsa Charretier sur The city beneath her feet, Scott Snyder, Brian Azzarello, Danijel Žeželj, Chip Zdarsky pour n’en citer que quelqu’uns.
Big Burn – mini série en trois épisodes dessinée par Lee Garbett – fait partie des dernières publications de l’éditeur. Cette bande dessinée s’enflamme très vite, mais le feu finit par s’étouffer, pour ne laisser que quelques braises bien tiédasses dans la troisième et dernière partie. Pourtant, le pitch de départ de ce titre – écrit par Joe Henderson – était prometteur : un jeune couple de cambrioleurs à la Bonnie & Clyde échappe à l’incarcération de justesse en pactisant avec le Diable himself. Ils décident finalement de récupérer leur âme en braquant le Diable, chez lui, en enfer. Inégal sur le rythme, la série ressemble en fin de compte à une comédie des années 90 (sous influence d’Angel Heart à la sauce Ocean’s Eleven). Cette BD oscille entre l’histoire sentimentale du duo de voleurs, le récit de braquage (avec le cahier des charges narratif : dernier gros coup, recrutement de l’équipe, préparation du gang, accumulation des risques, mystère autour du passé des membres, premières dissonances au sein de l’équipe) et le thème fantastique (qui est finalement celui le plus survolé, avec un Satan pas si effrayant que ça et pas très malin en fin de compte), et finalement sans jamais réussir à trouver le bon marqueur. Big Burn devrait être traduit et publié aux éditions Delcourt pour la rentrée de 2025. A vous de vous faire votre propre avis en VF !

Il aura fallu être patient pour voir arriver le dénouement de The Deviant. Série de comics publiés en neuf épisodes (dont les quatre premiers ont été compilés et traduits en un recueil chez Urban), dessinée avec un certain réalisme très esthétique par Joshua Hixson, l’attente en valait-elle la peine ? La réponse est assurément ; oui. The Deviant se révèle être un récit horrifique de tueur en série, grimé en père noël famélique, écrit par James Tynion IV qui est incontestablement devenu un scénariste-star depuis quelques années, enchaînant les succès tant artistiques que d’édition (The nice house on the lake et la suite en cours de publication: The nice house by the sea, Something is killing the children, Spectregraph ou encore w0rldtr33).
The deviant dépasse le simple récit slasheur enquillant les meurtres les plus atroces les uns après les autres. En effet, l’histoire permet surtout d’évoquer l’homophobie subie par les personnages et les biais dont ils peuvent être les victimes en étant impliqués dans une enquête policière.

La chiale de Claire Braud est un long nervous breakdown lacrymal, qui parait fragmentée au premier abord et qui se (re)construit dans les cinquante dernières pages. Le rythme est soutenu et on se laisse embringuer dans cette fuite en avant. Le style graphique est une proposition audacieuse des éditions Dupuis , dans la collection Marcinelle, mettant en scène une jeune femme (nommé Carilé, anagramme de l’autrice ?) bouleversé suite à des confrontations immédiates aux attentats de Pars et à un génocide perpétré sur les côtes asiatiques.

Les moutons veulent du sel d’Emanuele Cantoro est une rencontre impensable entre une jeune adolescent plein de gouaille et un berger bourru et taiseux. Se déroulant en Italie, cette BD présente la vie pas si drôle de Christian, 13 ans, qui évolue au sein d’une famille en crise avec un père absent qui se noie dans l’alcool, une mère dépassée et un grand frère qui tente de maintenir tout le monde à flot. Christian traîne avec une bande de petites frappes tout aussi paumées. A l’occasion d’une balade en bord de mer, il découvre par hasard la maison d’un vieux berger aux modes de vie que tout oppose. Emanuele Cantoro a recours à un trait nerveux, non encré, au crayon à papier, qui rappelle ce que faisait Gipi sur certaines de ses planches. Les moutons veulent du sel est une histoire à la fois sensible et dure, publiée chez Ça et Là.

David Cronenberg pourrait être le parrain de ce très étrange récit qu’est Âme augmentée d‘Ezra Claytan Daniels. Si cette BD ne vous met pas mal à l’aise, elle pourra au demeurant provoquer chez vous des questions sur l’identité, sur la pérennité du corps et de l’âme. Hank et Molly Nonnar est un couple, très âgé, qui fête ses 45 ans de mariage de façon très déconcertante. Depuis plusieurs années, ils financent une équipe scientifique qui leur propose une expérience de rajeunissement. La démarche expérimentale fonctionne et génère un clone de chacun d’eux. Si morphologiquement les doubles sont assez effrayants, ils sont à la fois physiquement et intellectuellement supérieurs. Et ce qui est encore plus troublant, c’est que les clones ne sont pas qu’une simple copie physique : ils partagent les mêmes vécus, les mêmes souvenirs, les mêmes ressentis que les originaux. Une connexion troublante s’installe entre eux…
Âme augmentée s’aventure dans un récit d’épouvante où se greffent les registres du transhumanisme, des manipulations scientifiques et du body horror. Durant plus de 280 pages au graphisme maîtrisé et déroutant, le récit prend son temps pour distiller une ambiance très glauque. Les répétitions de décors et de cases allongent et suspendent le temps de la narration, contribuant au malaise dans lequel Ezra Claytan Daniels plonge le lecteur. L’auteur – qui se révèle d’ailleurs être un touche-à-tout créatif passant du multimédia, au jeu vidéo et à la série TV – réussit à donner à cette BD une teneur toute particulière. Ce roman graphique est publié avec beaucoup de soin par 404 Graphic et ravira ceux qui – comme moi – aiment être malmenés par ce type de BD inquiétante.

Enigma fait partie de ces comics dans lesquels j’aime me replonger. Retour direct en 1993 : DC Comics vient de lancer son label Vertigo, une branche éditoriale plus mature readers comme ils disent, autrement dit, pour un lectorat plus adulte et moins branché par les super-héros. Ce label – dirigé par Karen Berger – héberge alors de facto des titres mensuels tels que Sandman, Shade the changing man, Hellblazer, Swamp Thing, Doom Patrol, déjà chapeautés par toute une clique d’auteurs anglais qui ont piraté et noyauté ces séries de l’intérieur. Mais surtout, Vertigo va aussi être le laboratoire de nouvelles publications courtes et longues qui vont marquer les années 1990 et 2000.
Enigma est une des premières mini-séries qui vont être publiées sous la bannière Vertigo. Scénarisé en huit chapitres par Peter Milligan, et dessiné par Duncan Fegredo alors encore inconnu des radars, Enigma est un uppercut à l’époque. Le ton est cynique, résolument barré, carrément syncopé. L’ambiance est sacrément poisseuse et Milligan joue immédiatement sur le côté méta-récit des super-héros en inventant, voire en parodiant, un univers de super-vilains. Mais surtout, Enigma aborde la découverte de l’homosexualité du personnage central, ce qui à l’époque est rarement explicitement traité dans les pages d’un comic-book. Enigma reste également un récit d’horreur, avec des créatures difformes et son angoisse palpable. Toutefois, comme il le fait en parallèle mensuellement dans le psychédélique Shade the changing man, Milligan exploite en profondeur ses personnages, les rendant attachant avec leurs défauts, leurs faiblesses et leurs travers, et prend le temps de développer leur psychologie au fil des pages.
Duncan Fegredo propose des planches au style à la fois crasseux, crayeux et précis. C’est très sombre, dynamique, mais toute fois réaliste et complément maîtrisé lorsque les scènes vrillent dans le délire. Plus tard, son trait gagnera en finesse lorsqu’il dessinera Millenium Fever en 1995 et Girl (1996), et surtout quand il rependra les pages d’Hellboy dans les années 2000.
Difficile de résumer Enigma, tant ce récit est bizarre, déjanté et pourtant résolument humain. Michael Smith est une personne lamba qui, malgré sa jeunesse, s’ennuie déjà pas mal, enfermé dans une vie faite de routines. Mais, il est pris d’un vif intérêt, voire d’une excitation qui le surprend lui-même, lorsqu’une série de meurtres hyper-violents se déroule à quelques pas de son domicile. Piqué par une curiosité qui le dépasse, il découvre que les crimes sont commis par un être monstrueux qui aspire le cerveau de ses victimes pour s’en nourrir à l’aide d’une tige en verre. Ce criminel brutal est alors poursuivi par une sorte de super-héros masqué et capé portant le nom d’Enigma. Tout cela perturbe au plus au point Michael lorsqu’il se remémore que ces deux créatures sont des héros d’un obscur comics qu’il adorait lire lorsqu’il était jeune garçon. De là, s’enchaine un récit à la fois intime, douloureux, sensible et halluciné !!! Ce titre est traduit et disponible en VF chez Urban Comics, et je vous le recommande très chaudement.

La compilation des cinq tomes en une seule intégrale (aux éditions Delcourt) est l’occasion de relire Saint Elme de Serge Lehman et Frederik Peeters. Mais avant d’évoquer ce tire, je souhaite revenir sur un autre titre créé par ce duo d’auteurs : L’homme gribouillé, publié en 2018. A sa sortie, je l’ai lu d’un traite puis en le reposant, je me suis dit, dans un souffle : « A quoi bon… c’est tout ?« . Autant le dire immédiatement, c’était une grossière erreur d’interprétation de ma part (sans compter que ce n’est pas vraiment un avis étayé). Il aura fallu rencontrer les deux auteurs en 2023 à l’occasion du Festival des livres d’en haut à Lille, pour mieux saisir leur création.
Depuis, je me suis replongé dans L’homme gribouillé en ayant mieux perçu et saisi les intentions créatives et la détermination cosmogonique de Serge Lehman…. et ce fut une autre vision de cette bande dessinée qui s’est offerte à moi. Puis, si on la rattache aux autres créations (romanesques ou en bandes dessinées) de Lehman, on se rend compte que l’on n’est pas du tout dans un worldbuidling artificiel ou présomptueux, mais bien dans un univers à la fois cohérent, violent, mystérieux, mystique et un peu cryptique, mais profondément sensible et poétique.
Avec Saint Elme, on accède à une nouvelle proposition imaginative d’auteurs dans leur volonté de construire, de créer un univers et d’établir un bloc de sensations. A travers les cinq tomes de Saint Elme, Serge Lehman et Frederik Peeters distillent une ambiance d’étrange étrangeté, à la fois humide et fangeuse, avec une galerie de personnages avides, cupides, cruels, criminels. Le merveilleux fantastique est également convoqué : on y croise des fantômes, des mystères souterrains et telluriques, une montagne mystique et des batraciens envahissants.
A Saint Elme, une station thermale un peu obscure et fangeuse, perchée dans les montagnes, s’agite toute une galerie de personnages stupéfiants avec des motivations discordantes, pas toujours reluisantes, qui vont se croiser et se recroiser. Saint Elme est un récit à la fois unique et insolite d’enquête où l’on glisse sans s’en rendre compte dans le fantastique et le mystique, avec des brides d’amour et des relents de haine, de la cupidité exacerbée, de la tension, de la violence brute et de la torture et aussi… une vache qui s’embrase et des tas de grenouilles. C’est étonnant, c’est excentrique, c’est savamment dosé, servi par un dessin exceptionnel et un traitement chromatique inhabituel de Frederik Peeters.