Voici la nouvelle revue de lectures de bandes dessinées, lues au cours de ce mois de mai 2025. Elle vous permettra peut-être de découvrir de nouvelles, comme d’anciennes, publications.

J’ai toujours aimé le style graphique et la patte artistique de Sam Kieth, qui se caractérisent par un côté grotesque, démesuré, exagéré, mais également texturé, avec beaucoup d’effets d’encrage. De façon très assumé, l’auteur admet une influence de Bernie Whrigtson et de Frank Frazetta. Et c’était réjouissant d’apprendre, en avril 2022, que les éditions Reflexions allaient entamer la traduction et la publication de ce titre en français, soit quasiment trente ans après la sortie du premier numéro aux USA. Lorsque que The Maxx est annoncé, en 1993, au sein des premières publications chez Image Comics, le titre figure un peu comme la caution indie-underground du nouvel éditeur. Il y a d’ailleurs quelques caméos de personnages tels que Savage Dragon ou The Pitt… Mais disons-le tout de suite, ça ne matche pas. En effet, l’univers de The Maxx est très singulier et l’incursion des autres personnages de l’écurie Image ne prend pas (même si le géant de Dale Keow est joliment interprété par Kieth). Mais finalement c’est quoi The Maxx ?
Dans cette série, The Maxx est un SDF, maladroit et pataud, parfois hyper violent, qui est balloté entre une réalité urbaine assez dure et le monde des rêves (qui ressemble à l’outback australien). Il tente de protéger son unique amie et confidente ; Julia, du mystérieux et menaçant Mister Gone.
Sam Kieth fait un peu penser au trublion dans une équipe artistique : son style graphique est marqué, notable, original et également référencé. Parfois un peu fainéant, il n’hésite pas à masquer certains détails sous des aplats de noir, pour maintenir le rythme mensuel du titre, mais il se rattrape avec d’autres planches plus généreuses. Kieth a ce côté inégal mais toujours touchant. A ce jour, quatre tomes ont paru chez Reflexions (reprenant la republication d’IDW de 2014) et c’est une initiative fort enthousiasmante.

L’éditeur Les requins marteaux est en difficulté ! C’est d’ailleurs tout le secteur de la BD alternative qui est dans la tourmente. En 2024, les éditions Cornélius et Hoochie Coochie tiraient eux aussi la sirène d’alarme, en appelant également à la générosité des lecteurs.
Alors, c’est l’occasion de (re)mettre en avant un titre de cet éditeur bordelais en relisant In God We trust de Winshluss. Profitez de la récente élection papale pour réviser/déconstruire votre catéchisme et remettre à jour quelques dogmes, malmenés par le trait impertinent et l’humour corrosif de Winshluss. Publié en 2013, c’est toujours aussi grinçant, irrévérencieux mais tellement drôle et bourré de détails WTF.

Et puisque j’en suis dans les relectures, je me suis replongé dans l’intégrale de Blotch (éditions Dargaud), par Blutch. Jouant sur la transposition du magazine Fluide Glacial dans une période d’entre deux guerres, Blutch crée le personnage de Blotch, dessinateur sans talent, détestable et imbu de sa personne. Illustrateur de vignettes au goût douteux et à l’humour lourdingue, digne de l’Almanach Vermot, Blotch est prêt à toutes les bassesses pour briller ou tout simplement pour se maintenir à flot. Condescendant, sans éthique, macho et fourbe, Blotch n’a rien pour plaire, et le lecteur se plait à le voir se répandre dans la fange de l’édition. C’est drôle, sarcastique et plein de doubles lectures.

Summer Shadows, écrit par John Harris Dunning et dessiné par Ricardo Cabral, publié chez Dark Horse, ressemble à ce que le label Vertigo aurait pu éditer il y a quelques années : un récit horrifique ancré dans un contexte bien réel et social. Ici, ce qui tranche, c’est que cette histoire de vampires se déroule sous le soleil et la chaleur brutale d’une île grecque (fictive). Un peu comme dans le film Midsommar, l’épouvante s’expose en plein jour et sous un soleil de plomb.
Au fil des quatre épisodes, suffisamment ramassés (le récit n’est ni trop long, ni trop court), on suit le personnage principal, Nick Landry, à la recherche de son ex-petit ami qui semble avoir disparu sur l’île d’Avraxos. En débarquant, Nick découvre qu’il n’est pas le seul à souffrir de la disparition inexpliquée d’un être cher. Aidé par l’officier garde côte, Alekos Kourkoulos, également convaincu qu’il se passe quelque chose d’étrange, son enquête le mène sur la piste d’un mystérieux yacht couleur anthracite, qui mouille à quelques encablures du rivage…
Le dessin au trait fin, voire nerveux, mais néanmoins réaliste de Ricardo Cabral distille une ambiance assez particulière, au service d’un récit ficelé par John Harris Dunning qui, certes, ne révolutionnera pas le registre vampirique, mais reste suffisamment original pour y consacrer quelques heures de lecture.

404 Graphic poursuit son défrichage d’œuvres singulières et étoffe son catalogue avec un nouveau roman graphique intitulé Judas. Écrit par Jeff Loveness (scénariste du très bel album Apparition dans le ciel de Berlin-Est) et illustré par Jakub Rebelka (qui illustre Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft), Judas est une bande dessinée visuellement remarquable qui suit l’apôtre Judas Iscariote… à travers les profondeurs de l’enfer. J’ai été assez stupéfait par la beauté de certaines planches, parfois abstraites aux motifs marbrés.

Le tome 2 d’Ultramega est annoncé pour la fin du mois de septembre par Delcourt, alors que le denier épisode est en passe d’être publié chez Image Comics. Dessiné et scénarisé par James Harren (Rumble), Ultramega est plus qu’un simple hommage aux récits de kaijus. Harren développe tout une cosmogonie et un bestiaire délirant ayant pris place dans un monde post-apocalyptique (en fait, détruit par les monstres géants). Si le premier tome se déroulait sur Terre, la suite s’exporte dans les confins du cosmos et se révèle plein de surprises et de créatures encore plus bizarres. Un peu moins épileptique que le premier run, cette suite tient ses promesses, même si sur certaines planches, l’encrage se fait parfois moins précis (ceci dit, à la cadence de 48 pages par épisode, l’auteur est plus que pardonné).

Rick Remender poursuit sa série mensuelle The Sacrificiers et retrouve Max Fiumara pour la partie graphique. Avec ce comic-book, Remender est arrivé à se renouveler après quelques errances scénaristiques où il semblait tourner en rond (Napalm Lullaby par exemple). Si cette série démarrait sur les chapeaux de roue sur les cinq-six premiers numéros, comme souvent dans ce type de périodicité, elle souffrait également d’un ventre mou dès lors que les personnages principaux se retrouvaient séparés les uns des autres. Mais l’auteur a su dépasser cette impasse en avançant une nouvelle tournure dans la narration, en arrivant à lui redonner une nouvelle bouffée épique et un souffle de rébellion. A suivre, d’autant plus que Remender semble aussi donner une nouvelle impulsion à son écriture, avec de nouvelles séries moins autocentrées sur les névroses qu’il a su mettre en page.

Absolute Martian Manhunter se trouve être l’outsider des récentes propositions de refonte des personnages emblématiques de DC Comics. En mars 2025, des séries telles que Wonder Woman, Batman et Superman ont été reformatées dans des versions alternatives, en vue de ré-imaginer et de moderniser ces titres, en confiant les héros à des équipes créatives ayant fait leur preuves. En rebattant les cartes des univers archi-connus ou les déplaçant dans des contextes différents, Scott Snyder et Nick Dragotta se penchent sur Batman, Kelly Thompson et Hayden Sherman planchent sur Wonder Woman, Jason Aaron et Rafa Sandoval se voient attribuer Superman, Jeff Lemire et Nick Robles, eux s’activent sur Flash. Et dans cette liste des relaunchs, comme par mégarde, s’est glissé Martian Mahunter, membre de la Justice League of America. Autant dire que ce n’est pas forcement le super-héros le plus chaleureux, le plus populaire, ni celui à qui on aurait immédiatement pensé pour bénéficier de ce qui parait comme un lifting cosmétique de prime abord.
Et là, surprise, grosse surprise : ce comics-book est formidable. Et dépasse les attendus des sempiternelles relances convenues (qui ne sont parfois que de simples prétextes pour rebooster des ventes de séries un peu chancelantes).
Derrière Absolute Martian Manhunter, il y a un duo d’auteurs (Deniz Camp et Javier Rodríguez) qui transcendent cet exercice de ravalement de façade et se surpassent dans cette série qui démarre extraordinairement bien. Initialement prévue en six numéros, DC Comics a doublé la mise et a offert douze numéros aux artistes, au regard des premiers feedbacks.
Au moment où je rédige ces lignes, seuls deux numéros d’Absolute Martian Manhunter ont paru. Mais avec cette mise en place, Camp et Rodríguez proposent un comic-book très original et ambitieux, invoquant l’inspiration d’auteurs tels que J.G Ballard, Ursula K. Le Guin, le psychédélisme de Thomas pynchon ou encore celui de 2001- l’Odyssée de l’espace. Et, en effet, les cases explosent, se disloquent, s’évaporent dans des nuées graphiques, tout en conservant une unité et surtout en maintenant une narration fluide. Sans esbroufe, sans posture, les auteurs expérimentent et testent le médium de la bande dessinée, sans perdre un instant le lecteur. C’est intriguant (voire même rassurant) de lire un tel titre iconoclaste et sensationnel, publié chez DC Comics.
La série s’amorce sur un récit plutôt classique, dans le registre policier : un agent du FBI, John Jones, sort indemne d’un violent attentat à l’explosif, qui a failli lui coûter la vie. Au fil des jours, son corps et ses perceptions semblent altérées. Il a même l’impression d’entendre une voix intérieure, différente de celle de sa conscience, comme une présence étrangère. Jones met cela sur le compte des effets du trouble de stress post-traumatique. Mais finalement, lors d’une intervention in-extremis sur une prise d’otages, il réalisera qu’une entité martienne occupe son corps et son esprit.
Dans Absolute Martian Manhunter, chaque planche recèle de trouvailles graphiques et de prouesses narratives. C’est brillant, c’est délirant, c’est vivifiant. Jetez-vous sur cette pépite de comic-book !

Inlandsis Inlandsis de Benjamin Adam se révèle être une lecture exigeante : pas dans le sens qu’il s’agit d’une bande dessinée compliquée ou ardue dans sa compréhension, mais plutôt qui requiert de l’attention. Pour ma part, j’ai dû m’y reprendre à deux fois, car à la première lecture, j’étais insuffisamment concentré. J’avais démarré cet épais roman graphique dans un mode de distraction inadaptée. Dans ce premier opus, Benjamin Adam ne donne pas les clefs immédiatement : c’est au lecteur de travailler un peu et de reconstituer certains liens, certains fragments. C’est à la fois dense et immersif. Autant avec Capitalisme et idéologie, le propos était pédagogique et progressif, autant avec ce premier tome d’Inlandsis Inlandsis, le lecteur se retrouve projeter dans un univers légèrement dystopique à décortiquer.
Inlandsis Inlandsis propose deux trames qui finissent par se recouper à certains endroits : en 1955, le projet de recherche Ice Memory est lancé en vue d’effectuer des études scientifiques en Antarctique, dont notamment la préservation les glaciers. En 2046, la France est sous la responsabilité d’un parti politique d’extrême droite, ultra-autoritaire, très religieux et liberticide, et la fonte des glaces se poursuit inexorablement… Marie vit dans une ville de Nantes en tension et en rébellion, avec son fils et son compagnon Romulad. Elle travaille d’ailleurs pour Ice Memory et gère à distance la résidence de deux auteurs de BD envoyés en Antarctique. A la suite d’un accident, Marie souffre d’un trouble neurologie, lui réduisant tragiquement sa capacité de mémoire à moins de 72 heures, l’obligeant ainsi à consigner ses journées heure par heure pour éviter que ses souvenirs ne fondent. Ice Memory et mémoire gelée. Ce syndrome provoque des tensions dans son couple, dans sa vie de famille et dans son job, puisqu’elle a oublié de ravitailler les deux artistes à l’autre bout de la planète…
Jouant sur des tensions à des niveaux différents (macro, au niveau du réchauffement planétaire et de ses conséquences climatiques au quotidien ; méso, au niveau d’une bascule politique en France franchement inquiétante et anxiogène ; micro, au niveau du déchirement d’un couple), Inlandsis Inlandsis se déploie sur quasiment 300 pages avec un procédé narratif d’un gaufrier de neuf cases. Benjamin Adam déroule des planches minimalistes alternant cases de texte et d’illustration pour les étendues glacées et se révèle plus foisonnant avec les planches urbaines et texturées dans ce futur proche. Alors même si on se perd parfois dans la profusion d’infos qui composent ce premier tome, gageons que la suite et fin de ce récit rassemblera les fils de narration ébauchés pour un final à la hauteur de son ambition créative.